Les réseaux sociaux sont-ils la maladie où le symptôme de nos sociétés ?
Hervé Resse répond à la question, dans cette passionnante série d’articles à suivre.
4/ Symptôme et/ou maladie ?
Je réfute l’hypothèse que ces modalités d’expression ne concerneraient que les gens présents sur les réseaux ; et qu’étant une minorité, tout ceci ne révèle qu’un vague désordre sociologique, passager, crise de croissance ou maladie infantile. En effet les médias classiques utilisent désormais les mêmes arguments : les médias d’info continue doivent meubler l’antenne ; produire à tout prix de l’échange. Leur concurrence nourrit l’obsession du buzz et de la polémique, autant qu’elle s’en nourrit. Polémiste radio ou télé est devenu un métier en soi, avec ses stars, qui le sont d’autant plus qu’on peut les rattacher à une minorité sous représentée. Je maintiens de plus que ces dérives sont contagieuses, qu’elles deviennent des modes de pensées réflexes, y compris dans la vie courante, jusque sur nos parvis. Car ces modes de communication bousculent voire suppriment de nos contextes, un élément essentiel : la variable « temps ». Je cite souvent une phrase clé de Bourdieu : la pensée pensante exige du temps. Or nous n’avons plus le TEMPS. De nous poser réfléchir, peser, comparer les arguments. Dans un monde de l’instantanéité, TOUT pousse à réagir dans l’instantané. Nous sommes bon gré mal gré confinés dans un éternel présent, quand bien même tout le passé semble accessible via Google.
Cela est d’autant plus vrai que cet avènement survient dans un monde globalisé, mondialisé, multi culturalisé, qui tient plus de la coexistence plus ou moins pacifique de communautés étanches, que d’un métissage heureux, ou d’une belle « créolisation du monde » pour reprendre le mot de l’écrivain Edouard Glissant. Chacun y réclame une égalité parfaite, sans prendre en compte cette donnée : toute culture, donc toute société, évolue lentement. Il faut par exemple une ou deux générations pour qu’une population immigrée trouve sa place dans l’édifice. Les évolutions sociales s’y font lentement… trop lentement sans doute, et encore… lorsqu’elles se font. Mais dans un monde où désormais l’immédiateté, l’instantanéité règnent en maitres, l’impatience des acteurs se confronte à cette lenteur des cultures. Comme dans une tectonique des plaques, la société ne réagit plus que par à-coups, montées soudaines d’urgences à réagir, donnant l’impression (à mon avis justifiée) d’emballements parfois délirants, de surréactions face à un immobilisme tout aussi réel. Le succès d’expressions comme « nouveau monde », « en marche » doit ravir le sociologue Pierre André Taguieff : il avait annoncé cette ère du bougisme. Dans un monde qui «ne bouge pas assez vite », « et dans le bon sens », il faut accélérer le mouvement, et donc la radicalité des positions. La surenchère devient une norme : ainsi ne suffit-il plus de s’interroger sur la quantité et la qualité des viandes que nous mangeons. Il faut devenir végétarien. Mieux ! Végan. Puis dénoncer le spécisme, qui est aux animaux ce que le sexisme est aux femmes, et le racisme aux personnes venues d’ailleurs. Ne reste enfin qu’à dénoncer « le génocide des vaches et des veaux », « l’holocauste carniste ».
Le philosophe Raphael Enthoven commente lui, le poids des complotismes et la résurgence des croyances. La rhétorique du complot agrège plusieurs ingrédients : l’anonymat des destinateurs permet une diffusion sans frein de leurs thèses. L’excitation que procure le complotisme vient du fait qu’elle construit celui qui la propage comme un « sachant », par rapport à la masse des ignorants. Celui qui veut croire, dit Raphael Enthoven, s’appuie moins sur « la découverte de complot » que sur des « a priori de complots », qui trouveront nécessairement des indices ou des preuves a posteriori de leur justesse. Le supposé instigateur du complot demeure sous-entendu ou mal identifié. Il ne veut pas seulement désinformer, il vise à faire progresser des intérêts supposés masqués, inavoués. Le complot sous-tend l’existence d’un groupe manipulateur, ennemi archétypal (qui souvent deviendra bouc émissaire de tout ce qui peut et doit être dénoncé, du point de vue du « destinateur sachant »). Chacun connait maintes thèses complotistes renvoyant vers les mêmes origines, mythiques ou délirantes. Toutefois, de même qu’une rumeur n’est pas forcément « fausse », certaines informations sont bel et bien instrumentalisées par des personnes physiques ou morales y ayant quelque intérêt.
Les théories les plus absurdes peuvent ainsi passer pour vérités gênantes, et du coup, prospérer sur l’ignorance et l’inculture. Le thème de la terre plate est très en vogue. Il ferait sourire si on ne rappelait qu’une thèse sur le sujet a bien été défendue en Tunisie dans la catégorie astrophysique. Je rappelle que les dinosaures n’ont jamais existé, la terre a bien 6000 ans, les squelettes trouvés sont simplement ceux des dragons, qu’on évoquait encore au moyen-âge. Mais si j’ironise sur ces deux sujets, c’est vous l’aviez compris, que je suis islamophobe ; sans doute manipulé par quelque société secrète.
Tout cela se prolonge dans un monde réel où s’affirment montées d’intégrismes et mouvements identitaires de toutes natures. La haine et les menaces, loin d’être réservés à la seule sphère des réseaux sociaux, nourrissent le quotidien de la vraie vie. Ces dérives découlent en partie de la liberté de parole presque sans limite qu’on trouve sur ces réseaux.
En termes de communication, je constate alors plusieurs paradoxes : d’un côté une police de la pensée se propose de tout contrôler. De l’autre l’usage des sous-textes permet l’exacerbation des haines. Dans la vraie vie, dans ce monde dit « nouveau », le risque existe d’aller vers un mariage inédit, aux allures d’oxymore, où cohabiteront haine d’autrui et tyrannie du Bien ; un meilleur des mondes possible, façon Huxley ou Orwell, avec toujours plus d’interdits, et toujours plus d’injonctions. Le règne conjoint de l’intolérance, encourageant l’abandon de la prééminence universaliste sur le particulier, et l’exacerbation de chacun sous l’angle de ses essentialisations.
Je rejoins alors la thèse de l’écrivain Tom Wolfe (récemment décédé, celui du « Bûcher des Vanités »). Celui-ci voyait dans la généralisation du « politiquement correct », non pas seulement un phénomène de modes, mais une arme idéologique de destruction massive, de ce qu’il appelait, – à tort ou à raison – l’ultralibéralisme mondialisé. Cette idéologie dominante est d’une grande duplicité : elle exalte volontiers la (les) diversité(s), mais somme chacun de s’exprimer exactement pareil. Elle impose des dogmes, qui peuvent fort bien s’afficher progressistes tout en autorisant les pires dérives souterraines : l’essentiel étant, si l’on suit Tom Wolfe, qu’elles ne perturbent pas le règne omniprésent du Sacro-Saint-Marché. On peut ne pas partager cette analyse.
D’autant que je ne prétends pas décrire la réalité. Avec les systémiciens de Palo Alto je prétends précisément que la réalité n’existe pas : seules existent « nos perceptions et nos constructions du réel » qui lui n’est rien d’autre que la chronologie des faits. La réalité se différencie de ce qui existe en soi, cette forme d’existence stable, et structurée indépendamment de nous. Lacan disait que « le réel » est tout ce que j’ignore de la chose ou du fait dont il est question. Et je m’interroge. Vers quel réel l’hyper connexion nous conduit-elle désormais ?
Hervé Resse, est blogueur, chroniqueur, coach. Retrouvez sa plume sur son blog professionnel Communiquer-Transmettre et sur cette très belle série d’articles 7×7.press.